Visages sans visages (Ode à mes consœurs)

Je suis tombée par hasard il y a quelques temps sur une peinture de Gideon Rubin. Celui-ci ne peint que des portraits sans visage et son œuvre entière consiste en cela : capter l'essence d'un être sans la précision, la spécificité de ses traits. Toute contextualisation, qu'elle soit temporelle ou spatiale, est donc brouillée. Et ce qui est étonnant, quand on regarde ses œuvres, c'est qu'on distingue, qu'on appréhende distinctement des individus avec leur histoire, leur passé et leur présent. On voit des personnes ou on se reconnaît intimement, c'est selon, soi-même ou des êtres familiers... Les frontières se mêlent, l'imaginaire entre en jeu. Les toiles de Gideon Rubin appellent les souvenirs, les associations d'idées et laissent la place au rêve et à l'imagination...
Alors que mes yeux caressent les aplats de peinture et ces visages effacés et pourtant si présents, je pense à nous, les compagnes éphémères...
Afin d'attirer le chaland, nos ancêtres se pavanaient dans les salons des maisons closes ou les vitrines des quartiers rouges, sur les pistes de tango ou les pavés des ruelles étroites..
Aujourd'hui, c'est sur internet que nous racolons.
À l'instar des personnages de Gideon Rubin, la plupart d'entre nous s'exposent visages cachés. Nous essayons de montrer qui nous sommes, afin d'attirer les personnes avec lesquelles nous nous accorderons, tout en préservant notre identité secrète... Une sorte de danse de séduction étrange, où tout l'enjeu est de se montrer sans se montrer. Pas de visages, et pourtant, la tentative de faire entrapercevoir en quelques traits qui nous sommes, notre spécificité, notre sensibilité et notre beauté...
Cela donne des comptes étranges, où du flou, des fleurs ou des bijoux remplacent les traits, alors que les corps sont dévoilés, dans la mesure permise par la censure ambiante. Il s'agit surtout de transmettre une énergie, l'étincelle susceptible de susciter une émotion, la flamme qui donnera envie à un inconnu de nous rencontrer...
C'est ce qu'on appelle de la "communication", bien sûr, mais pas seulement...
Sous les pseudonymes évocateurs qui déjà racontent tant, on trouve de la lingerie, des corps de rêve et tout l'attirail du luxe, mais aussi de l'humour, des traits d'esprit, des éclairs de force et de fragilité, beaucoup d'humanité, et bien souvent, de poésie.... Chaussures à talons vertigineux, porte-jarretelles, assiettes remplies de mets délicats et verres de vin bien trop immenses, draps froissés, reflets dans des miroirs anciens ou de salle de bain, mèches de cheveux, nuques, nombrils, doigts effilés, poignets et grains de beauté... Des artifices et du naturel... Des morceaux, des fragments... Des détails... De l'intime...
Vous, femmes pirates, héroïnes des meilleurs films, beautés exceptionnelles qui naviguez à la lisière de tant de mondes.... J'adore errer sur la toile virtuelle à vous contempler... J'ai envie de vous rencontrer, de parler et de rire avec vous, de vous enlacer, de sentir votre odeur et de lécher votre goût...
J'ai beau ne pas connaître la plupart d'entre vous dans la vie réelle, c'est comme si c'était le cas ! Et quand finalement, nous nous rencontrons, c'est comme si on s'était toujours connues...
Oh, tu as ce visage là !
C'est comme si tout s'éclairait d'un coup.
Je ne t'avais pas exactement visualisée comme cela, mais bien sûr que tu as ce visage ! C'est une telle évidence, comment en aurait-il pu en être autrement ?
Alors que nous nous plongeons dans les yeux l'une de l'autre, les pièces du puzzle se mettent en place, et peu à peu, forment un tout, enfin...
Le glacis est posé.
Même si nous restons toutes un mystère à éclaircir.
