Embrasser Robert

Je suis une artiste de la scène. J'aime être devant l'objectif, pas derrière. C'est la lumière des projecteurs qui m'a toujours attirée – et c'est sans doute aussi pour cela qu'à mes heures perdues, j'aime me transformer en Anna. Vos yeux sont des phares et le grand lit, l'estrade de laquelle nous décollons ensemble, direction Vénus.

Or il y a un prélude obligatoire aux Rendez-vous d'Anna, bien plus terre-à-terre qu'un voyage au 7ème ciel : ce jeu de séduction virtuel qui se joue sur la surface éclairée d'un écran, entre deux personnes qui, le plus souvent, ne se sont encore jamais vues – celui-là même auquel nous nous prêtons, vous et moi, à l'instant T.
Telle une sirène des temps modernes, je dois vous attirer dans mes filets – mais pas d'inquiétude, mes filets sont doux, et moelleux, et tièdes, et confortables, vous vous y sentirez dangereusement bien, croyez-moi. Je dois vous attiser, vous exciter, vous donner envie de me rencontrer en vrai. Pour ce faire, en attendant que vous découvriez les traits de mon visage, le velours de ma peau, le parfum de mon cou et la texture de mon rire, j'ai deux outils : mes mots et mes images.

Ecrire, me faire prendre en photo par des photographes dont l'esthétique répond à la mienne, ça a tout de suite été une évidence, pas si éloignée de la vitrine nécessaire à mon métier – une artiste se doit de se mettre en scène, pas seulement sur le plateau, mais aussi en dehors, ça fait partie du job, comme on dit !
En revanche, devoir à ce point me plier au jeu des réseaux sociaux, voilà qui m'est beaucoup moins familier ! J'ai toujours préféré vivre ma vie la tête dans les nuages, happée par le ciel plutôt que par un écran de téléphone.
Or, Anna doit prouver qu'elle existe, qu'elle est bien celle qu'elle prétend être, qu'elle se prélasse régulièrement en lingerie dans des hôtels somptueux et qu'elle ressemble aux photos déployées sur son site. Pas d'autre choix que de se plier au code en vogue actuellement : des photos prises par moi et sur l'instant. Ce sentiment d'immédiateté semble constituer un gage d'authenticité, alors qu'il est bien entendu complètement fabriqué, lui aussi. Mais notre société moderne n'en est pas un paradoxe prêt.
Oh non, ai-je d'abord pensé, quand j'ai compris qu'il allait falloir me soumettre à cet exercice. Je vais devoir prendre des selfies ?
Je pense n'avoir jamais eu l'idée de me prendre en photo avec un téléphone avant Anna et avoir toujours un peu snobé l'exercice. En tant qu'interprète, j'assume suffisamment ma part de narcissisme pour essayer de la mettre en sourdine en dehors de la scène. Et de manière générale, je prends rarement de photos. Je n'y pense tout simplement pas et les rares fois où l'envie m'en prend, je trouve ça toujours déceptif par rapport à la puissance du moment vécu. Je ne suis pas photographe. Je préfère garder des impressions, des sensations, des émotions. Que j'essaie, éventuellement, de mettre en mots, mais pas toujours, car le flou peut être intense lui aussi. Souvent une façon bien plus nette de garder les souvenirs vivaces.

Et puis, j'ai repensé à cette longue tradition d'autoportraits, qui s'est généralisée dans la peinture à partir du XIVe siècle, avant de se développer dans la photographie.
La gorge serrée par une émotion dont la force m'a surprise, j'ai redécouvert tous ces autoportraits d'artistes. D'Artemisia Gentileschi à Vincent Van Gogh. De Léonard de Vinci à Frida Kahlo, en passant par Albrecht Dürer, Rembrandt ou Caravage. Elles et eux se tiennent devant nous, insérés dans leurs propres tableaux, entourés d'objets qui leur sont chers. Immortalisés à jamais dans leur oeuvre. Eternels.
Jusqu'à ce premier cliché de Robert Cornelius, si moderne, si fou, premier autoportrait au daguerréotype de l'histoire. La photo a été prise au début du XIXe et Robert est là, vivant, devant nous, les yeux plantés droit dans les nôtres les cheveux encore ébouriffés, comme au saut du lit, d'une beauté dangereusement contemporaine, lui qui est irrémédiablement endormi depuis plus d'un siècle. Il pourrait nous avoir envoyé cette photo à l'instant, un selfie, pour nous saluer.

Bien sûr, là où l'autoportrait appartenait à un travail long et lent, intrinsèque à l'oeuvre de l'artiste, construit dans la solitude et destiné à n'être montré qu'à un petit nombre de spectateurs, le propre du selfie est de se faire vite et d'être tout de suite partagé au plus grand nombre, jugé, liké. On a du coup tendance à vouloir donner au public, que dis-je, aux followers, ce qu'ils veulent – démarche à peu près opposée de celle de l'artiste. La composition, la réflexivité, les lois de la perspective qui structuraient les autoportraits de nos ancêtres, sont dévorées par l’action déstructurante de la vitesse. L'art a laissé la place à la communication.
La hâte, l’immédiateté, la diffusion instantanée, pour quelqu'un qui a érigé la Lenteur comme vertu première de ce qui meut sa vie (moi !), c'est quelque peu ironique ! Mais l'ironie, tant qu'elle ne vire pas au cynisme est force créatrice, de vie. L'ironie est le sel de l'existence.

Se prendre en photo. Mettre en scène Anna magnifiée dans son environnement. Laisser une trace, comme ont cherché à le faire tous ces humains avant nous. Transmettre cette vitalité. Embrasser Robert.

C'est cela, je me suis dit.
Donnons à voir un autoportrait fragmenté d'Anna, pensons comme Georges Pérec, perçons des fenêtres d'authenticité dans le miroir aux alouettes de la toile, tout en tentant de transcender ces concepts, si étrangers et vains, si stériles, de contenu, de communication, de Reel, tout en essayant d'ignorer le chemin tout tracé que veulent me faire prendre les algorythmes, moi qui ne communique jamais mieux que face à face avec un autre être humain sans suivre aucun tracé préalable, peau à peau et yeux dans les yeux. Je ne suis pas une publicitaire. Au commerce, je préfère l'intuition, je préfère les fluides et les écrans de cinéma.
Me concentrer sur des instants de vie, des tranches de bonheur et de sensualité. Capturer un peu de ces moments brillants brûlants, mes échappées en tant qu'Anna. De ces sommets secrets, à jamais élevés par vous et moi.
Ne pas me dissoudre dans une énième image désincarnée. En ressortir plus vivante encore. Partager en regard des citations, des aphorismes, des oeuvres d'art que j'aime. Transmettre une esthétique, de la Beauté. Une émotion peut-être ? Du futile sans doute, mais peut-être que le Beau n'est pas aussi inoffensif qu'on le croit. Peut-être que le Beau peut rendre le monde plus beau lui aussi. Dans ce monde parfois si sombre, la poésie, la joie et le plaisir n'éclairent-ils pas, n'indiquent-ils pas la voie ?

Un reflet dans un vieux miroir piqué. Un effet Droste. Un bout de décor équivoque ou harmonieux. Des fragments de lingerie. Un coin de nappe. Une assiette tout à fait terminée. Des draps soyeux froissés. Un bouton de manchette. Un verre de vin encore plein, bientôt vidé. Une robe chiffonnée en boule sur le sol. Une cambrure. Des chaussures.
Voilà ce que je peux montrer, tandis qu'en filigrane se dresse un téton, pendant qu'en sous-texte, des fesses rebondies dépassent de l'étoffe, qu'à l'intersection de deux cuisses, un sexe s'humidifie et que des doigts s'y aventurent, qu'une bouche maquillée de rouge avale un pénis jusqu'à la garde, que des langues s'entremêlent, que des baisers profonds sont échangés, que des corps s'encastrent avidement. De la salive, des poils, de la sueur, des orgasmes, et surtout, beaucoup de rires.

Les miroirs voient tout ça. Les vrais dans lesquels je capture mon image, ceux qui tapissent votre imagination, et ceux qui se déploieront dans votre rétine, si jamais nous venons un jour à nous rencontrer.

Des miroirs. Des reflets.
Des miroirs, des reflets, des reflets. Encore des reflets.